Hommage à
Geneviève HAAG
Geneviève Haag nous a quittés le 5 Juillet dernier.
Pour chacun d'entre nous c'est une perte immense et un deuil que nous partageons.
( 1933-2022)
-
Chacun d'entre nous a été marqué par la rencontre avec Geneviève Haag
Chacun a une relation interne, privée, faite de sentiments et de liens complexes, où entrent en ligne de compte discussions et échanges, filiations et identifications, gratitude et reconnaissance
Geneviève Haag avait une conscience aigüe des rencontres qui l’avaient elle-même marquée : en 2010 lors de la remise de la Légion d'honneur par Simone Veil, elle racontait comment la maladie psychiatrique d’une personne de sa famille proche avait façonné ses intérêts, et comment la perplexité dans laquelle la plongeait la perception d’un monde interne singulier avait déterminé ses questionnements ultérieurs et l’avait conduite à devenir psychiatre. Dans le champ de la psychiatrie, elle s’est intéressée aux cas que l’on peut considérer comme les plus graves ; devenir psychanalyste d’enfant témoignait de sa recherche de compréhension de ces pathologies dans l’expérience de la continuité de la vie.
-
En 1964, lorsqu’ elle devient médecin-chef du tout nouveau Institut Médico Educatif Marie-Auxiliatrice à Champrosay (Essonne), elle développe des prises en charge tout à fait novatrices pour des enfants polyhandicapés et présentant souvent des troubles autistiques majeurs. Elle y anime des groupes thérapeutiques à partir desquels elle concevra le rôle d’enveloppe joué par les murs : elle pensera le psychisme en termes d’architecture intérieure projetée sur la réalité concrète de l’environnement, dans une fonction concrète d’entourance, où le travail du cadre-transfert devient central dans le processus thérapeutique.
-
Dans le même temps, elle rejoint l’équipe d’ orientation psychanalytique de l’institut Claparède, consultation ambulatoire pour enfants qui sera un lieu d’ouverture théorique aux idées venant d’Angleterre, en particulier du courant winnicottien et kleinien, élargi à Bion et aux post-kleiniens.
-
La rencontre avec James Gammill, élève direct de Mélanie Klein, qui restera un ami indéfectible jusqu’à sa mort en 2017, sera marquante.
Ils animeront ensemble à partir des années 70 un séminaire clinique, qu’elle poursuivra ensuite seule, jusqu’à ses dernières années. Très novateur à l’époque, il restera toute sa vie son modèle du travail théorico-clinique : une réflexion et une élaboration groupale à partir de la présentation par le thérapeute lui-même d’un matériel clinique aussi précis que possible. Ce modèle s’enrichira lors de la rencontre avec Donald Meltzer et Martha Harris avec la constitution d’un groupe de travail sur la pratique de l’analyse d’enfant, dans une même approche mettant l’expérience clinique vécue au centre du dispositif. (Ce groupe sera officialisé en 1983 sous le nom de GERPEN, association importante dans le paysage de la psychanalyse d’enfant, qu’il a contribué en retour à modifier profondément.)
-
La rencontre avec Esther Bick, lui a ouvert un nouveau champ de perspectives théorico-cliniques, mais également un modèle de formation pour les analystes d’enfant.
Elle rappelle dans son livre que : « Entendre Esther Bick commenter une observation de nourrisson en questionnant tous les détails de ses expressions corporelles me fit penser : « voilà la clé pour comprendre l’autisme[1] » ( p 20).
En 1979, son mari Michel Haag, Cléopatre Athanassiou et Annick Maufras du Chatelier, et elle vont entreprendre chacun une observation de bébé en famille, supervisée par Esther Bick à qui ils ont rendu visite à Londres régulièrement jusqu’à sa mort en 83. (Michel Haag a donné un récit fidèle de cette expérience dans « La méthode d’Esther Bick pour l’observation régulière et prolongée du tout-petit au sein de sa famille ».)
C’est à partir de cette expérience et de ces confrontations qu’elle va développer ses idées théoriques majeures sur les jonctions primitives et l’articulation de la vie psychique avec le développement psychomoteur et les premières interrelations et identifications intracorporelles.
-
Geneviève Haag s’est centrée sur l’expérience intérieure, subjective, du bébé dès le début de sa vie, dans le souci d’être au plus près de l’éprouvé sensoriel dans l’expérience vécue.
Elle a consacré sa vie à décrire les étapes de la construction de son identité en tant que sujet, indissociables de celles de son Moi corporel.
A partir des caractéristiques du regard qu’elle décrit comme « tactile », dans sa double polarité, à la fois enveloppante et pénétrante, la « filière » que décrit Geneviève Haag va être : « jonction des regards, jonction des mains, intégration de l’arrière-plan, sentiment d’enveloppe ». Elle reprend la distinction faite par Anzieu de différents feuillets de la peau sur le plan psychique comme sur le plan anatomique : un feuillet externe lié à la mère et un feuillet interne lié au soi qu’il va s’agir de relier dans une expérience unificatrice, sans les écraser. Cela va constituer le « mantèlement » de la sensorialité dans une enveloppe, qui dans les situations d’autisme se trouvera « démantelée ». Elle décrira en 1985 dans son article princeps : « la mère et le bébé dans les deux parties du corps », la jonction bi-latérale des deux hémicorps, comme une « soudure , ou non , des deux moitiés du corps autour de l’axe sagittal », intégration fondamentale de l’identité dans l’expérience du corps en lien avec la qualité de l’interrelation relation maternelle.
-
La pensée de Geneviève Haag est toujours ancrée sur la précision de la clinique.
Je garde un souvenir lumineux de la première fois où je l’ai entendue parler lors du séminaire de l’Institut Claparède en 1980 : en réalité elle montrait les mimiques d’un bébé en souffrance, tout en donnant les micro détails de ce qui avait eu lieu dans la séance avec l’enfant très malade dont elle était la thérapeute, ainsi que ses propres ressentis et impressions émotionnelles. Le traitement psychanalytique ne passait pas seulement par « les mots pour le dire », selon l’expression de l’époque, mais par une communication émotionnelle à un niveau infra-verbal et corporel.
L’expérience autistique permet d’approcher des invariants dans le développement de chacun de nous, et les traitements qu’elle a entrepris, lui ont permis des compréhensions très pertinentes et profondes de ce qui se joue dans le premier développement de tout bébé: elle évoquait l’expression « fondre en larmes » comme la trace d’une concrétude sensorielle laissée dans le langage par les niveaux primitifs d’angoisse, accessibles dans les états ou moments autistiques.
Dans sa démarche théorique, Geneviève Haag cherche à faire résonner avec la clinique qu’elle explore, les théories et questionnements psychanalytiques, ainsi que les découvertes provenant d’autres champs de connaissance :
-
Membre de la SPP depuis 1983, elle participe régulièrement aux congrès et manifestations scientifiques. La parution de son livre, « Le moi corporel : à partir de la clinique psychanalytique de l'autisme et de l'observation du développement, Paris, PUF (Le fil rouge), juin 2018 sera récompensée par l’attribution du 56ème prix Maurice Bouvet , en reconnaissance de l’importance de son œuvre.
-
De la même façon, elle maintient la préoccupation constante de la confrontation avec la recherche neurophysiologique et génétique dont elle rencontre les chercheurs et cite les travaux: sa grille de repérage clinique des étapes évolutives de l’autisme infantile traité est issue de recherches conduites au sein de deux réseaux INSERM dans les années 90.
-
Son engagement clinique dans les traitements psychanalytiques avec les patients autistes, et son engagement militant dans la défense de leur droit à un traitement prenant en compte la singularité de leur vie psychique et leur humanité, l’a amenée à créer en 2005 avec Marie-Dominique Amy la CIPPA dans le but de regrouper des thérapeutes prenant en charge des patients autistes et venant d’horizons théoriques différents.
-
Sa participation active aux réunions de formateurs à l’observation de bébé, lorsque nous avons démarré en 1994 ce qui deviendrait ensuite l’AFFOBEB , nous a donné la grande chance de pouvoir suivre le développement de sa pensée.
Nous avons pu bénéficier de sa transmission dans les rencontres internationales entre formateurs que nous avons pu organiser sur le modèle de notre groupe de travail, donnant la première place au travail en groupe d’une matériel clinique, par une modalité d’élaboration groupale.
Dans une approche très bionienne, elle mettait l’expérience au centre de tout apprentissage et de tout processus de pensée, aussi bien dans le développement que tout au long de la vie. Nous avons tous en tête son air froncé et concentré quand elle restait en elle-même pour examiner la réponse à une question : elle cherchait, non pas une réponse convenue ou établie, mais SA réponse, au plus profond de ses expériences personnelles et cliniques, indissociables. Nous avons tous été profondément marqués par son honnêteté et sa modestie, lorsqu’elle disait, en réponse à des demandes d’éclaircissements : « nous ne savons pas encore cela, nous avons besoin d’observer davantage ». De même, de façon symétrique, beaucoup d’entre nous ont été confrontés à sa façon de faire appel à notre propre expérience, en lui donnant une valeur que parfois nous-mêmes n’avions pas su voir : cela avait en soi une valeur d’enseignement fondamental de la valorisation de l’expérience clinique par rapport au savoir théorique ou intellectuel.
Si je peux me permettre une notation plus personnelle, Geneviève Haag est certainement la psychanalyste qui a été déterminante à la fois pour mon approche de la clinique et pour mes premiers essais de balbutiement théorique. Mes derniers échanges avec elle sont mêlés du regret qu'elle n'ait pu m’accompagner plus longtemps dans ma démarche d’écriture, qu’elle avait beaucoup soutenue, et je me sens orpheline. Elle a gardé jusqu’au bout sa capacité de questionnement et d’examen personnel : ainsi m’a-t-elle dit dans notre dernière rencontre qu’elle pensait qu'on avait eu tort de parler de partie psychotique de la personnalité, et que cela avait laissé l'idée d'une construction hiérarchique à l'intérieur même de la personnalité ; elle partageait l’idée que nous développerions des connaissances sur le monde prénatal qui feraient remonter l’évidence de la notion de pulsion avant le sexuel.
Nous avons partagé, ce qui serait notre dernière journée de travail avec elle, lors de l’hommage que nous avions prévu après le décès en Mai 2021de son mari, le Dr. Michel Haag, élément moteur de notre groupe de formateurs. Profondément affectée par la perte d’un si long compagnonnage, affectif, mais également scientifique et intellectuel, nous avons tous perçu à quel point la mobilisation par le travail de pensée à partir des moments cliniques que nous travaillions, était du côté des forces de vie et l’illuminait, même dans ces douloureux moments.
Nous avons eu beaucoup de chance à l’AFFOBEB de partager avec Geneviève Haag des moments de pensée, et d’émotion si vifs. Nous lui sommes redevables de toutes les idées qu’elle a impulsées en nous et nous a aidés à développer, dans un enseignement résolument déhiérarchisé et ancré dans le partage d’expérience qui était la marque profonde de la transmission de l’observation de bébé selon Esther Bick. (comme l’a bien formulé Pierre Delion.) Notre mode de travail est resté fidèle à son optique de maintenir la clinique et le lien au matériel, en privilégiant l'observation et en évitant l’invasion par des questions organisationnelles ou politiques.
-
Nul doute que son nom restera attaché à la compréhension psychanalytique de l’autisme, et de façon plus large, aux hypothèses sur la constitution précoce du psychisme, question centrale et fondatrice pour la psychanalyse.
-
Nul doute que son travail théorico-clinique sera exploré par les jeunes générations de cliniciens et analystes qui auront bénéficié de son ouverture d’esprit : ils trouveront dans son œuvre les bases fondamentales pour l’exploration du lien entre pathologies archaïques et mécanismes premiers de la construction psycho-corporelle.
Nous garderons sa présence vivante parmi nous.
Régine Prat
28/8/2022
[1] Geneviève Haag Le moi corporel : Autisme et développement 2018 Puf